50569 - Savigny - Pigeon

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Découvertes dans l'église de Savigny près de Coutances


Chanoine E. PIGEON, Mémoires de la Société académique du Cotentin, tome 9, 1893, P. 161


Cette intéressante église a été plusieurs fois signalée pour la pureté de son style roman. On a décrit ses murs en opus spicatum, ses fenêtres étroites et cintrées, son arc triomphal orné de zigzags et soutenus par d'élégantes colonnettes, son abside demi-circulaire, en forme de four, enfin ses modulons sculptés qui ont eu plusieurs fois l'honneur d'un dessin. Mais on ignorait des détails plus remarquables encore et qui, au XVIIe siècle, avaient été masqués : à l'extérieur, par la toiture de la sacristie, à l'intérieur, par de, grossiers enduits et une sorte de peinture sur plâtre, simulant une tenture, qui rappelait l'époque de Louis XV.

Un prêtre intelligent et érudit,.M. Lemasson, curé-doyen de Montmartin, ayant gouverné la paroisse de Savigny pendant quelques années, trouva le temps de composer une savante brochure sur cette église. Dans ce travail, M. Lemasson avait déjà reconnu : « que l'abside arrondie se terminait par une jolie fenêtre romane, » entourée elle-même de zigzags, mais cachée alors parle retable » de l'autel ; que des deux côtés de cette fenêtre existaient deux » niches moins ornées . »

Ces renseignements sollicitaient des recherches ultérieures. M. l'abbé Joubin, successeur de M. Lemasson dans la cure de Savigny, fut curieux de voir comment la fenêtre absidale se révélait à l'extérieur. Aidé d'un de ses amis , ils crevèrent le plafond du plancher de la sacristie à la suite de l'abside et pénétrèrent sous le comble. A l'aide d'une lumière, ils aperçurent, non seulement cette petite fenêtre signalée à l'intérieur, et qui seule eut été d'un effet fort maigre, dans le pignon oriental, mais au-dessus d'elle des bas- reliefs, remarquables et encadrés, comme la fenêtre, entre deux belles colonnes supportant un cintre en zigzags, fort riche.

Cette première découverte encouragea le pasteur à examiner de nouveau l'intérieur du Sanctuaire. Il s'aperçut bientôt qu'un plâtrage cachait plusieurs lettres qu'on n'avait pas soupçonnées, du côté de l'Evangile. Du côté de l'Epitre, ayant dégagé une pierre qui faisait saillie sur l'enduit, on vit apparaître un superbe chapiteau roman. M. le curé et son ami résolurent alors de pousser plus loin leurs investigations, et le 5 décembre 1888, avec la permission de M. Lepeu, maire de la commune, ils enlevèrent le reste de l'enduit. Ils découvrirent alors une magnifique arcature formée de trois tores reposant sur des colonnettes. Mais cette arcature n'était pas isolée ; l'enlèvement de son enduit avait mis au jour une partie de la suivante, et le travail continué fit bientôt apparaître une ravissante colonnade formant hémicycle autour de l'autel. Comme cette arcature, en saillie sur le mur, simulait des vides en forme de niches, nous engageâmes M. le maire et M. le curé d'y faire exécuter des peintures à. fresques qui rappelleraient les principaux patrons de la commune. Ces dessins, disions-nous, avaient dû exister dans le principe. Nos prévisions se réalisèrent, car ces niches ayant été mieux nettoyées, on aperçut sous un grossier badigeon, exécuté avant l'enduit, des peinturés murales, bien plus curieuses que celles qu'on devait reproduire. Enfin, en brossant les moulures des colonnettes avec beaucoup de soin, on découvrit une nouvelle inscription, et celle qu'on avait déjà relevée devint plus complète et plus visible. Elle est ainsi conçue : « CO. CO. DRI. AN. M. C. XX. VIII. TVRODO. P. C. SVNT. » Elle nous apprend que cette église fut construite en 1128, par le prêtre Turolde ou Touroude. Avant de décrire son oeuvre, disons ce que l'histoire nous a conservé de ce prêtre et de son arrivée dans la paroisse de Savigny. En 1060, dans la Vallée d'Auge, sur les bords de là Dive et à l'endroit où passe aujourd'hui la voie ferrée, en face de Mézidon, existait à Ecajeul un baron fameux appelé Odon Stigaud. Son fils Robert, qui avait visité la Grèce, en avait rapporté des reliques de sainte Barbe. Pour les placer, Odon fit construire un monastère dont le plus riche trésor fut les ossements de la sainte. Ce monastère, enrichi de nouveau par Rabel de Tancarville, gendre d'Odon, devint une collégiale de chanoines réguliers de l'ordre de Saint-Augustin. Plus tard, des miracles nombreux, opérés par l'intercession de sainte Barbe, firent donner au monastère d'Ecajeul le nom de prieuré de Sainte-Barbe-en-Auge.

A là fin du XIe siècle, sous le vénérable prieur Guillaume de Rouen, les.miracles de sainte Barbe ayant fait grand bruit en Normandie, Raoul de Brucourt; seigneur de Savigny, voulut avoir, comme chapelains, trois religieux de Sainte-Barbe. On lui envoya alors, vers 1420, les moines Turold, Josselîn et Robert, surnommé l'Apostolique. Raoul leur donna de nombreuses propriétés dont la charte de concession est conservée dans l' Histoire des Evêques de Coutances, par Toustain de Billy. L'église primitive étant insuffisante, Turold, le prieur-curé de Savigny, en fit construire une autre qui dut servir à la fois aux religieux et à la paroisse. C'est l'église romane qui existe encore. Maintenant que l'architecte, est. connu, décrivons son. monument. La nef, large et spacieuse, fut particulièrement réservée aux paroissiens. Le choeur, voûté en pierre, mais sans nervures, et divisé en deux travées par des arcs doubleaux, appartenait spécialement aux moines. L'abside abritant le Saint des Saints et terminant le choeur est la partie la plus remarquable de l'édifice. Un arc triomphal à triple zigzags commence l'hémicycle et sa colonnade.

Cette colonnade, élevée a deux mètres au-dessus du sol, comprend cinq arcatures qui reposent leurs archivoltes sur douze colonnettes. Les arcatures sont formées par trois tores ou moulures rondes. Celle du centre, la seule qui soit ouverte, offre une fenêtre qui s'enfonce sous une profonde voussure encadrée par une triple archivolte, ornée d'étoiles, de dents de scie et d'une autre ceinture d'étoiles. Les colonnettes qui reçoivent les arcatures ont pour soubassement le mur inférieur et possèdent des chapiteaux fort curieux. Le premier groupe, en partant du côté de l'Evangile, présente des dragons à têtes humaines, coiffés de bonnets en pyramides, et à côté une tête de femme. C'est dans l'abaque, de ces premiers chapiteaux que se trouve l'inscription de Turolde, avec la date de la construction. Le second groupe présente des lions affrontés et un serpent. Le troisième, près de la fenêtre, offre de nouveaux serpents entrelacés, ayant des têtes, de singes. Le quatrième, de l'autre côté de la fenêtre centrale, possède deux lions finement sculptés, avec l'inscription, en caractères romans : LEONES. Sur le cinquième groupe on remarque des entrelas vigoureux et des colombes buvant dans la même coupe. Le dernier groupe n'a que des entrelas se terminant en crochets pour recevoir la saillie du chapiteau.

Les fresques qui donnent de la vie à cette colonnade représentent la passion ou le martyr de sainte Barbe, en quatre tableaux, dont les trois premiers, sont seuls visibles. Il est vrai que ces peintures ont "éprouvé quelques mutilations. Des portions d'enduit sont tombées et ont été remplacées par. du mortier vulgaire qui brise les lignes gracieuses des sujets. Mais ce malheur est facile à réparer. Le premier tableau qui commence, du côté de l'Epître, représente sainte Barbe à genoux ; la tête penchée en arrière, elle lève vers le ciel une de ses mains dont l'index seul ouvert, annonce qu'elle est en prière et implore le secours divin. Cette pose de la sainte rappelle probablement l'instant où, dans sa prison, elle voit une grande lumière et Notre-Seigneur lui disant : « Prends courage, ma fille, je ne t'abandonnerai pas. » Le vide laissé dans ce tableau est occupé par une sorte d'arbre, dont les branches courbées en forme de rinceaux portent de triples feuilles à leurs extrémités.

Le deuxième sujet représente sainte Barbe à genoux, les mains jointes et la tête vers le ciel. Derrière elle apparaissent trois personnages dont l'un semble, être le proconsul Marcien, d'après la légende de Voragine, et le troisième le bourreau à la figure hideuse ; le troisième personnage est sans doute le père de la martyre, qui l'a dénoncée comme chrétienne au juge romain.

Le troisième sujet montre encore la sainte, quelques instants avant son supplice. Elle est toujours à genoux et les bras élevés vers le ciel. Son père, après l'avoir conduite sur la montage qui domine la cité de Nicomédie, se constitue son bourreau. Il la saisit par les cheveux et lève son glaive pour lui trancher la tête.

Le quatrième tableau représentait sans doute la mort du père de sainte Barbe qui, d'après la Légende dorée, fut anéanti par le feu du ciel, en descendant de la montagne où il avait commis son meurtre.

Ces fresques sont-elles contemporaines de l'édifice ? On a pu en peindre au XIIe siècle, mais celles qui existent ne nous paraissent pas antérieures au XIVe siècle.. Les costumes à manches étroites, les longues tuniques, les arbres formant rinceaux et l'air placide des personnages semblent bien rappeler l'époque que nous assignons, ou peut-être même la fin du règne de saint Louis.

Mais la merveille de ce petit sanctuaire est assurément sa fenêtre vue dans le pignon oriental. Elle est encadrée par deux belles colonnes dont les chapiteaux représentent : l'un des entrelas vigoureux, l'autre un serpent à double corps et à une seule tête, dévorant deux hommes dont on n'aperçoit plus que les crânes dénudés: Le cintre de cet encadrement est orné d'un triple zigzag, comme l'arc triomphal du sanctuaire. A la partie inférieure de cette grande arcature, apparaît la petite fenêtre de l'abside. Dans les vides laissés par son modeste cintre, on aperçoit un sagittaire qui lance une flèche au-dessus d'un petit bosquet de feuillage, sur un cerf qui apparaît de l'autre côté, et dont un chien a déjà saisi une patte du pauvre quadrupède.

Au-dessus de la petite fenêtre et de ces sujets qui occupent à peine la moitié de l'encadrement, apparaît le grand relief que nous avons signalé au début de cette notice. Il représente Notre-Seigneur assis sur une chaise antique, dont on aperçoit les colonnes et le coussin. Ses pieds sont nus, sa tunique à plis nombreux ressemble à une aube. Elle est recouverte en partie par une chasuble dont l'ornement est une grande bande centrale enrichie d'étoiles. Cette chasuble est relevée par les bras du Christ. La-main gauche tient une longue croix, la droite est étendue pour bénir. La tête est entourée, d'un nimbe crucifère; les cheveux sont divisés à la nazaréenne; la barbe est fourchue au-dessous du menton, et de la lèvre supérieure descendent de légères moustaches.

Ce sujet nous rappelle en petit les magnifiques sculptures surmontant les fenêtres des pignons de l'abbaye de Vézelay. Nous pouvons signaler le bas-relief de l'église de Savigny comme le plus ancien et le mieux conservé, entre tous ceux qui existent dans le département de La Manche. Depuis ces découvertes, on en a fait une autre dans la nef. C'est une nouvelle fresque représentant la Cène, et qui est loin de manquer d'intérêt.