TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE VALENCE. - Audience du 1ER juillet 1841. [9]
On se souviendra longtemps dans les cabarets de Die et de Vaunaveys de la lutte du 28 mars 1841
Peut-être avez-vous été à Vaunaveys? Alors, pour toutes sortes de raisons, j'en suis bien aise. Vous m'épargnez une description. Mieux que moi vous connaissez déjà le lien de la scène, le champ de bataille, le terrain du combat terrible qui amène devant la police correctionnelle de Valence les deux frères Louis et Jean-Pierre SALLES et une douzaine d'enfants de Vaunaveys, les deux premiers comme prévenus, les autres comme témoins ou plaignants.
Donc vous savez que Vaunaveys est une commune peu riche, peu fertile et assez mal peuplée du canton de Crest, de l'arrondissement de Die, du département de la Drôme; une commune où recueille peu de blé, peu de vin, mais où, en revanche, on fabrique beaucoup de tuiles et de briques, une commune enfin dont le chef-lieu est un tout petit village pittoresquement situé sur le penchant d'une colline et appuyé sur un rocher de forme singulière. On dirait de ses maisons, de son clocher, le gréement d'un navire renversé. De là, sans doute, son premier nom: Vallis navigium, et plus tard, par corruption, Vaunaveys. C'est du moins le dire des savants, qui trouvent une étymologie à chaque mot et veulent à tout prix en donner l'explication par des motifs ou des prétextes. Quoi qu'il en soit de cette version et de cette roche à forme de vaisseau renversé, Vaunaveys n'en est pas moins le village le plus calme, le plus paisible de la vallée de la Drôme. Jamais monticule ne vit moins de tempêtes de tout genre. Et c'est peut-être pour cela que la première a eu tant de retentissement depuis le pic du Glandasse jusqu'aux deux cornes de Crussol.
Cette première tempête a eu lie à Vaunaveys blême, dans la journée du dimanche 28 mars de l'an de grâce 1841.
Pour une pomme, les Grecs se battirent une dizaine d'années; mais les Grecs étaient des imbéciles. Leur pomme de discorde n'était pas mûre. Elle ne valait pas le diable. Les enfants de Vaunaveys ne se seraient pas dérangés pour si peu. Ils sont traduits devant la police correctionnelle pour s'être battus; mais pour des châtaignes, véritables dragées rôties et parfumées de nos montagnes. Cela, n'est-ce pas, valait bien mieux la peine ? Et puis, la pomme fut donnée à la plus belle par le plus beau. Ici les châtaignes ont été prises par les plus querelleurs aux plus paisibles, aux plus nigauds. Dans l'un et l'autre cas, il devait y avoir et il y a eu guerre. Homère a dit poétiquement et longuement les incidents de la guerre de Troie. Je vais vous conter, moi, brièvement et prosaïquement le commencement et la fin de la guerre des cabarets de Vaunaveys.
Donc, le 28 mars dernier, jour de dimanche; il y avait réunion nombreuse et bruyante dans la maison du sieur DUSERRE, cabaretier de Vaunaveys. On chantait, on riait, ou criait. Les buveurs ne manquaient pas, et on buvait surtout beaucoup. Il y avait du vin et des châtaignes pour tout le monde. Cependant un des prévenus, Louis SALLES, ne se contenta pas de sa portion, et voulut profiter de celles des autres. Il en prit une poignée sur la table de ses voisins, puis répondit par des injures aux reproches qu'on lui fit à ce sujet. L'accusation assure même qu'il lança son verre à la tête des plaignants. Cette manière de répondre fut le signal d'une lutte sanglante. Il se fit partout un branle-bas général sur cette partie du Vallis navigium. Verres, bouteilles, carafes, chaises et bancs, tout fut à l'instant transformé en armes d'attaque ou de défense. Il y eut de cris, des grincements de dents, des coups de poing, des coups de pied. C'était une bénédiction que ce type partout général. Là même ou dix minutes avant on buvait le vin blanc et noir du Diois, en chantant la Mère Gaudichon et lou djoli mè dé mai, on se battit pendant une heure. Le combat fut acharné, sanglant. Les frères Louis et Jean SALLES soutinrent bravement la lutte contre six ou sept jeunes hommes. Elle ne cessa que par la puissante intervention de l'aubergiste et de ses enfants. Ils mirent les frères SALLES à la porte, et le combat finit faute de combattants.
Trois jours après vint le tour de la justice. Elle se présenta à Vaunaveys sous l'aspect cornu d'un gendarme, pour me servir de l'expression baroque d'un spirituel vaudevilliste. Elle dressa procès-verbal de tout ce que dessus, et les deux provocateurs, traduits devant le tribunal correctionnel de Die, le 19 avril, furent condamnés, Louis SALLES à huit mois, Jean-Pierre à deux mois de prison, à 16 francs d'amende et solidairement aux frais.
C'est contre ce jugement qu'ils ont formé opposition devant le tribunal d'appel de Valence.
Les débats ont ici révélé les mêmes faits que devant le tribunal de Die, mais avec moins de caractère sérieux, aggravants. C'éatit une querelle de cabaret, rien de plus, rien de moins. Les frères SALLES ont été les provocateurs et ne sont pas allés de main morte dans la distribution des horions. Toutefois, vu à distance et sur un terrain tout-à-fait neutre, leur délit a paru moins grand. En outre, il a été prouvé que les plaignants, trop pressés de célébrer leur triomphe devant le tribunal de Die, l'ont consacré par une petite ode, chef-d'œuvre du genre, et qui peut aller de pair avec les plus célèbres complaintes. Lue à l'audience, elle a déridé le front sévère des magistrats.
Le tribunal de Valence, ouï le défenseur des frères SALLES, a réformé le premier jugement et réduit l'emprisonnement de Louis à un mois et celui de Jean a quinze jours seulement, tout en confirmant le jugement quant aux motifs.
Jean et Louis SALLES sont ravis de ce résultat de leur appel. Ils prient le tribunal de leur accorder un délai pour subir leur peine afin d'achever un travail à prix fait dont ils ont été chargés. — Cette demande a été accordée, et battus et plaignants sortent de la salle d'audience en se regardant de travers.
On se souviendra longtemps dans les cabarets de Die et de Vaunaveys de la lutte du 28 mars 1841
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